Mad dog / Joelian

A l'âge où certains choisissaient de placer leurs argents sur des PER ou encore d'investir dans l'immobilier afin d'anticiper l'avenir, Julian, lui, il avait adopté un chien. Blues, 11 ans de vie dont 8 passées en chenil. Au refuge, il avait demandé celui qui était resté là le plus longtemps et on lui avait amené la bestiole. C'est vrai que Blues, il était pas très beau, et pour ce qui était de dépenser de l'argent... Le clébard était malade tous les 4 matins et sous cachetons anti dépresseurs version canine. A lui seul, il représentait l'intégralité du patrimoine du mécanicien, tant il avait foutu de la thunes dans ses médoc, ses croquettes light pour chiens en surpoids (oui parce qu'en plus, le bougre savait pas se contenir), son panier malgré qu'il se prive pas de dormir dans le lit, ses jouets et les visites vétérinaires. On a connu meilleur placement monétaire. Ceci dit, ça aurait été mentir que d'dire qu'il l'appréciait pas, ce vieux cabot. Il était chill, un peu comme un papi grincheux, et y'en avait pas deux comme lui pour faire des câlins sur le canapé. Il aurait sûrement fini sa vie en chenil si Julian s'était pas mis en tête de remplir un peu sa vie avec un animal (à défaut d'avoir un mec). Remplir sa vie, oui. Vider son compte en banque surtout. Et c'est pas cette nuit qui allait faire exception, alors que le mécanicien regardait l'animal avec un soupçon d'inquiétude. Le chien avait des difficultés respiratoires depuis le début d'après midi, et si Julian avait laissé traîné en espérant que ça passe, il était rentré du boulot devant le fait accompli que non : ça passait pas. Ça empirait, même, ce qui pour un chien de son âge pouvait s'avérer compliqué. Il avait même pas voulu se lever pour faire sa balade du soir, et le manque d'entrain de l'animal d'ordinaire toujours partant pour un petit reniflage de trottoir avait achevé d'rendre son maître agité comme un poux. Les frais vétérinaires, de nuit, c'était super cher. Le yankee se sentait con, il aurait dû prendre son aprem, appeler le boulot pour l'emmener à la clinique dès 14h. Il tergiversa pendant un moment entre l'option d'emmener Blues cette nuit et manger des coquillettes le reste du mois ou attendre le lendemain matin et louper une demi journée de taff. Il chercha sur google de quoi soulager l'animal, tenta des méthodes assez hasardeuses sans grand succès et se résigna à appeler sa clinique, qui l'orienta vers le cabinet de garde.
Il crevait la dalle, bordel. Il avait pas eu le temps de manger à midi (du moins, personne considérerait une canette de redbull comme un repas équilibré) et risquait d'passer un bout de sa nuit aux urgences vétérinaires. Il se payerait un grecque en sortant, s'il en trouvait un d'ouvert d'ici là... Le mécano porta son chien jusqu'à la voiture et s'retrouva une demie heure plus tard devant un cabinet dans l'quel il était jamais venu. La lumière à l'intérieur lui indiqua que le véto était déjà là, aussi s'pria t'il pas pour entrer sans grande discrétion, poussant la porte du pied pendant qu'il trimballait Blues dans ses bras. La sonnette de l'entrée retentit dans la clinique déserte. Il entendit vaguement un bruit de pas, sur sa droite.  « Oh. » Lâcha t'il malgré lui alors qu'les pupilles accrochaient la silhouette familière d'un blond à l'air fatigué. Le ton d'abord surpris devint plus sec à mesure que les poumons s'vidaient d'air, comme s'il avait reçu un coup de poing en plein dans le thorax.  « C'est toi. » A contrecoeur, il le détailla. C'est vrai qu'il était veto, après tout. Mais pas vraiment en clinique de base. Son truc à lui, c'était les animaux sauvages. Alors Julian s'attendait pas vraiment à tomber nez à nez avec son ex. Devait-il seulement l'appeler son ex ? Ils s'étaient fréquentés un peu, ouai. Pas d'quoi en faire tout un plat. Un vieux flashback lui revint en tête, de la fois où cet enfoiré l'avait carrément abandonné dans la rue pendant la purge pour aller se venger... L'avait-il trouvé ? L'avait-il tué ? Il était vivant. C'était fou, qu'il soit vivant. C'était une info qu'il avait pas, Julian. Il l'avait jamais revu depuis, et il avait eu beau essayé de l'appeler, après ça, il tombait sans cesse sur sa boite vocale... Parcourir les bars où il avait eu l'habitude de le croiser n'avait pas non plus donner de grands résultats... Et puis ce soir, il était là. Surprise, motherfucker. Une chance pour lui que Julian ait les mains prises, parce qu'il avait la furieuse envie de lui en coller une.  « T'es le véto de garde ? Ou bien... T'es là pour un de tes chats ? » No dude, il est là pour acheter des tampax, ça se voit pas ? Shut up. Il voulait espérer, Julian. Il voulait espérer deux secondes que peut-être, Joel était là pour un de ses animaux et qu'il tarderait pas à partir. Il eut un raclement de gorge, gêné par la situation.
Peut-être qu'il pouvait juste déposer Blues et se barrer, sinon ?

Il dormait peu ou pas, depuis la mort de Moira. Les insomnies étaient fréquentes et les rares instants de sommeil, rythmés par les cauchemars incessants. Les images de ce type entrant dans leur appartement, donnant un coup de couteau à sa fiancée, se répétaient en boucle dans son esprit, dès qu’il fermait les yeux. Depuis plus d’un an maintenant, elles étaient accompagnées de celles de ce type au visage tuméfié par les coups. Et parfois même, il voyait le visage de son père, large sourire aux lèvres, comme s’il était fier de ce qu’il était devenu. Un tueur, tout comme lui. La vengeance ne lui avait apporté que des traumatismes supplémentaires.Il aurait dû le savoir. Il l’avait su au fond de lui. Mais la rage avait gagné. Il ne voyait pas pourquoi ce type méritait de continuer sa vie tranquillement, alors qu’il avait tué Moira. Il avait privé Nova de sa mère. Nova qui elle, avait eu de la chance de s’en sortir. Elle aurait pu y rester aussi. Ce type ne serait jamais puni par la loi, parce que tuer pendant la purge était légal. Une honte, cette purge. Sans justice possible, il ne restait bien que la vengeance. Vu la baisse des participations à cette maudite purge, peut-être qu’ils comptaient la dessus. La vengeance des gens brisés.

Pas de sommeil, alors autant se rendre utile, quand il le pouvait. Sa voisine avait accepté de s’occuper de Nova cette nuit, alors il avait accepté une garde au cabinet où il était affilié. Il y travaillait de temps en temps, surtout pour les gardes ou pour dépanner. Il passait le plus clair de son temps au refuge de wild care, mais il aimait de temps en temps retrouver les bons vieux chats et chiens qu’on trouvait dans un cabinet classique. Alors même s’il devait y passer la nuit, même s’il n’y avait pas grand monde qui venait, il passait un peu de temps avec les animaux qui étaient hospitalisés, il prenait le temps de s’assurer que tout allait bien pour eux. Tant mieux dans le fond. Il préférait passer du  temps avec les animaux plutôt qu’avec d’autres êtres humains, Joel. Il venait de finir de faire son petit tour auprès des animaux quand il entendit la clochette de l’entrée, signe que quelqu’un venait d’entrer dans le cabinet. Il arqua un sourcil en reconnaissant la personne qui venait d’entrer. Julian. Il ne l’avait pas vu depuis plus d’un an. Cette fameuse purge, où il l’avait abandonné derrière lui. Il n’avait pas cherché à savoir s’il avait survécu. Se contentant de se dire qu’il ne l’avait pas forcé à mettre les pieds dehors après tout. Il avait essayé en tout cas, de penser comme ça, pour ne pas s’ajouter de la culpabilité. Il y avait essayé de ne pas trop y penser Joel. Il avait disparu sans laisser de trace Joel. De toute façon, Julian était clairement mieux sans lui. « Apparemment, oui. » Il se contenta de répondre, dans un haussement d’épaules. Oui, c’était lui. Qu’est-ce qu’il pouvait dire de plus ? Prendre des nouvelles ? Après s’être barré sans se retourner une nuit de purge et plus d’un an de silence, ça semblait déplacer. Autant se concentrer sur ce qui pouvait amener Julian jusqu’ici. « Tu vois un chat dans le coin ? » Il y en avait, évidemment, mais pas dans la salle d’attente. Alors c’était lui le véto et il ne pouvait pas le rediriger vers quelqu’un d’autre, parce qu’il n’y avait que lui. « Mes chats vont bien. » Il précisa, plus enclin à parler de ses chats que de lui, ou de Julian, de toute évidence. Les animaux, c’était toujours plus facile que les gens. « Je pense pas que tu sois là parce que tu te faisais chier et que tu as vu de la lumière en passant, alors qu’est-ce qu’il se passe ? » Autant en venir vite aux faits non ? Sur ces mots, il se dirigea vers la salle d’auscultation. Pour le bien de Blues, autant laisser leur histoire de côté et se concentrer sur le plus important.

Il faisait froid dans la clinique, à moins qu'ce ne soit les regards que les deux crétins se lançaient l'un à l'autre, prêt à s'mordre au moindre pas de travers. « Tu vois un chat dans le coin ? » A question con, réponse con. C'est vrai qu'Julian voyait pas de trace de ses chats et vu l'heure et l'endroit, Joel était pas plus ici pour faire du tourisme que lui. Fallait que le mécano se rende à l'évidence, il allait devoir se retrouver en tête à tête avec son ex pendant encore un petit moment. Et malgré lui un soupir de lassitude lui échappa. Ça aurait tout aussi bien pu être un soupir de soulagement, en réalité, car le plus âgé oscillait salement entre ces deux émotions depuis qu'les iris s'étaient accrochés à Joel. Quel con, quand même. Quel con, se répétait-il dans la tête comme si ça pouvait conjurer le sort. Y'avait même pas un « bonjour Julian, tu vas bien ? ». Pas de « désolé de t'avoir laissé en plan y'à un an à la dernière purge ». Ou encore « pardon de t'avoir ghosté mais tu comprends, j'ai fait mon dark sasuke, j'avais besoin de prendre de la distance ». De ton cul, la distance. Va chier, Joel. Va chier, et même que Julian espérait que ce soit une diarrhée carabinée. La Tourista. Et que y'ait une pénurie de papiers toilettes provoquées par des idiots qui auraient dévalisé tous les rayons. C'était humiliant, de se faire ghoster. Ouai c'est ça, le mot. Julian se sentait humilié. Vexé de s'être inquiété, et d'retrouver Joel face à lui en pleine forme. Si encore, il avait perdu une jambe, un bras ou un œil... Il aurait pu accepter l'excuse du « j'ai été attaqué et j'ai perdu connaissance, quand je me suis réveillé, j'avais tout oublié de ma vie précédente, c'est pour ça que je t'ai pas parlé ». Julian se faisait trop de films. C'est comme si tout ce qu'il avait imaginé au sujet du plus jeune lui revenait brusquement en pleine face. Etait-ce si dur d'accepter qu'il était pas si important que ça, pour lui ? Il lui semblait pourtant avoir eu le temps de digérer l'idée depuis. Mais à priori non. « Mes chats vont bien. »  « Ok. Cool. » Marmonna le mécano alors que ses doigts se resserraient sur la fourrure de Blues. C'est vrai qu'à la base, il était là pour son chien okay. Pas pour rejouer un mélodrame de mauvais goût, le genre qui passerait un soir en semaine sur une chaîne publique et dont on oublierait le plot principal dès le lendemain. Ses chats allaient bien. Et Joel aussi, il allait bien, hin ? Même si la réponse était peut-être non – rien à foutre de toute façon. C'est juste son égo qui avait pris un coup, cette nuit là. « Je pense pas que tu sois là parce que tu te faisais chier et que tu as vu de la lumière en passant, alors qu’est-ce qu’il se passe ? » La question le ramena les pieds sur terre et il arriva enfin à baisser les yeux sur son chien pour lui caresser tranquillement la tête. La présence de l'animal contre lui lui tira un léger sourire – trop tendu pour en montrer davantage. Joel avait pas vraiment attendu la réponse, déjà reparti en salle d’osculation. Julian réajusta sa prise sur le chien avant de le suite, les mètres entre eux s'amenuisant à mesure qu'il le rattrapait d'un pas plus rapide.  « Il respire mal depuis ce matin et ce soir, il voulait plus s'lever... » Expliqua le maître, l'inquiétude reprenant le pas sur le ton sec qui avait précédé. Il avait – certes – pas envie d'être aimable avec son cadet, mais Blues passait au dessus de leur stupide rancoeur. Juste une histoire de deux coqs trop fiers. Il posa le vieux griffon sur la table dédiée, gardant une main dans ses poils par réflexe  « Il a déjà des problèmes de cœur. 'fin... Tu le sais. » Il les avait déjà, à l'époque. A moins qu'il ait oublié. Ça avait été facile, de le zapper complètement de sa vie ? Il brûlait d'envie de demander, Julian. Ça lui avait fait du bien, de tuer ? Rien à foutre. Vraiment, ça le regardait pas...  « Et toi, ça va ? » Demanda t'il. Tout bas. Fierce boy, il masqua rapidement son trouble, maudissant intérieurement sa curiosité mal placée... Il voulait pas poser de questions. Il aurait dû en avoir rien à foutre. Il était même pas là pour ça...

Sa vie depuis la mort de Moira ressemblait sans arrêt à un chaos sans fin. Il n’arrivait pas à arranger les choses, Joel. Naïvement, il avait cru que se venger de l’homme lui ayant arraché sa fiancée l’aiderait à se remettre en selle. Parce que la justice n’était pas une option, il lui avait semblé logique que ce type paie pour ce qu’il avait fait à la femme qu’il aimait. Finalement, ça n’avait fait qu’aggraver son cas. Sur le coup, il avait senti toute sa haine et sa colère s’échapper enfin de son corps. Pendant une poignée de secondes, il s’était dit que ce type avait eu ce qu’il méritait et que lui allait en ressortir soulagé. Quelques secondes, avant qu’il ne réalise l’horreur de ses actions. Il avait tué quelqu’un. Participé à cette purge qu’il détestait pourtant. Quelques secondes avant que le dégoût et la culpabilité ne viennent l’assaillir. Tout ça pour qu’au final ça ne change rien. Moira était toujours morte et la douleur de l’avoir perdue, toujours insupportable. Il avait perdu une partie de son humanité, en plus du reste et il n’avait absolument rien gagné. Julian avait eu raison sur toute la ligne, mais pas question de l’admettre, encore un truc qui ne changerait rien, de toute façon.

Alors, maintenant qu’il était face à Julian, après tout ce temps, il pourrait aisément parler de ses chats pendant des heures, Joel. S’attarder sur les moindre détails de la vie de ses félins. Parce qu’il était gaga, sans aucun doute. Mais surtout parce qu’il préférait largement parler de ses chats plutôt que de parler de lui. De la culpabilité qu’il ressentait, en plus des maux qu’il se trimballait depuis un moment déjà. Parler de ses chats serait plus simple et pourtant, pour une fois, même là-dessus, il ne se montrait pas loquace, Joel. Ils allaient bien, ils n’étaient pas là. De toute façon, Julian n’était pas là pour prendre de leurs nouvelles. Ni des siennes. Joel ne le méritait pas. Il l’avait abandonné à son triste sort au beau milieu d’une rue pleine de personnes ayant envie de tuer. Autant entrer dans le vif du sujet. Il était là pour son chien et ça tombait bien, lui il était là pour s’occuper des animaux. Alors ils avaient finalement rejoint la salle d’auscultation, pour qu’il puisse observer le chien. « Ouais, je sais. » Il commenta simplement, avant de se concentrer sur le chien. Il savait parce qu’il connaissait bien Julian et son chien, mais pas la peine de rentrer dans les détails. Il se contenta d’observer l’animal, écoutant son cœur dans son stéthoscope, avant de relever quelques secondes les yeux vers Julian. « Ça va. » Il répondit dans un haussement d’épaules. Non, ça n’allait pas. Ça n’allait jamais. Il se sentait constamment au bord du gouffre, jamais loin de la chute. Mais ça n’avait pas d’importance, il n’était pas ici pour raconter sa vie. Il détestait raconter sa vie, de toute façon. Il n’était pas né sous une bonne étoile, Joel. Il avait tenté de fuir son passé, mais il fallait croire que ce dernier avait fini par le rattraper. Il n’était pas mieux que son père et en prime, il était veuf, déprimé, toxico et galérait à s’occuper de sa fille, malgré tout l’amour qu’il lui portait. Ça n’allait pas, mais ce n’était pas le sujet, de toute façon. « Et toi ? » Il demanda finalement, avant de se pencher de nouveau sur l’animal. Continuant de l’observer dans les moindre détails, parce que c’était bien plus simple ainsi que d’observer son maître. Croiser son regard ne faisait que réveiller une culpabilité qui l’étouffait déjà suffisamment comme ça.