Les promesses faites quelques mois auparavant avaient été tenues: environnement de travail qualitatif, interventions passionnantes, salaire décent. Chaque critère avait été réuni pour favoriser l’épanouissement professionnel de la seule fille Shelter dont les compétences ravissaient son nouveau mentor: Valery. Elle, l’appréciait pour sa pédagogie, son sens du professionnalisme qu’elle jugeait remarquable et la manière parfaitement minutieuse qu’il avait d’opérer les patients. Elle eut l’occasion de le seconder lors d’interventions qu’elle ne connaissait pas et d’appréhender, au fur et à mesure, tous les détails qui faisaient de Nicholson un excellent chirurgien. De ses silences à la manière dont il tendait les instruments, au plissement de ses paupières quand on manquait d’aspirer le sang, à ses soupirs lorsqu’on nouait le dernier point de suture ; l’étudiante imprimait tout de lui.

Puis elle se prit de passion pour la chirurgie cardio-thoracique, faisant de la spécialité son objectif, de Valery son modèle. Ils se complétaient avec aisance, n’avaient besoin d’aucun mot pour se comprendre et leur duo fonctionnait comme une machine bien huilée à laquelle on apportait tout le soin nécessaire. Il lui partageait ses connaissances à coups de récits enveloppés de papier doré, des étoiles dans les yeux, des diamants dans la bouche et Joyce buvait ses paroles avec admiration, suspendue à ses lèvres comme si sa vie en dépendait. L’attention de la blonde était prise en otage à la seconde où le médecin ouvrait la bouche et il lui avait suffit de quelques semaines pour qu’elle ne jure plus que par lui.  Son nom, revenant sans cesse dans ses discussions, transformait lentement son admiration en une sorte de fascination poussée à l’extrême que les frères Shelter aimaient qualifier de fétichisme dans l’unique but de voir l’étudiante s’empourprer et se parer d’une gêne palpable.

Puis un patient vint se loger dans les rouages parfaitement huilés de la machine que représentaient le chirurgien et l’étudiante. Comme l’aurait imposé un grain de sable dans l'engrenage, le mécanisme se mit à dérailler, faisant descendre Valery du piédestal sur lequel Shelter l’avait toujours placé.


Sous prétexte qu’elle était étudiante, Joyce était parfois amenée à œuvrer sur certaines interventions qui n’avaient aucun lien avec la chirurgie cardio-thoracique, faisant de ces moments une véritable source de nouveautés à ingurgiter. Ce mode de fonctionnement lui plaisait et lui permettait d’éviter la lassitude que provoquait le fait d’assister aux mêmes opérations constamment. C’est ainsi qu’on lui amena la greffe de rein de Richard D. Mickaelson. Il était rare, même dans la plupart des établissements, de bénéficier d'un service de greffes aussi renommé que celui de la clinique, qui excellait dans ce domaine. L’intervention, courronnée de succès, suscita un intérêt particulier chez la jeune femme, l'incitant à explorer les dossiers des deux patients, puisque la donation avait été faite au même moment, quelques salles de bloc opératoire plus loin que la leur.
Plus tard, elle rencontra Mr. Mickaelson ainsi que son donneur qui évoluaient tous deux dans de bonnes conditions. On envisagea donc de les faire sortir de l’hôpital trois jours plus tard.

A son retour dans le service de chirurgie cardio-thoracique, Joyce dépeignit avec enthousiasme l’aide qu’elle avait procuré durant la greffe et décrit avec précision toutes les nouvelles techniques qu’elle avait assimilé. Elle ne manquait jamais de s’exalter quand un sujet la passionnait et celui-ci en était un.

Deux jours étaient passés après la transplantation et Joyce imprégnait toujours les pas de Valery, marchant dans son ombre comme le voulaient leurs habitudes. On communiqua cependant quelques informations au chirurgien qu’il tut à l’étudiante. Le visage fermé du quadragénaire ne lui sembla pas habituel quand ils se précipitèrent au bloc et les questions auxquelles il ne répondait pas lui donnèrent la sensation vertigineuse de s’enfoncer dans une situation qu’elle n’appréciait pas. Elle découvrit avec effroi, sur la table, l’homme à qui on avait soustrait un rein, et qui avait récupéré en contrepartie une mort cérébrale. Les directives étaient données par Valery et il ordonna à l’étudiante de rouvrir expressément le corps déjà mutilé de l’individu qui se tenait devant eux. Avançant dans un nuage de fumée, elle s’exécuta et ne broncha pas quand il lui demanda d’inciser une nouvelle fois le péritoine. Le chirurgien cardio-thoracique, comme son statut l’indiquait, s’occupait essentiellement des pathologies cardiaques et la direction que prenait l’opération attisa la perplexité de Shelter. Ses sourcils se froncèrent avant d’enfoncer la lame dans l’abdomen du patient et elle jeta finalement un œil à son mentor, comme pour rechercher son approbation. Elle jaugea longuement ses orbes pâles qui reflétaient une certaine gravité et finit par s’affairer quand la voix masculine s’éleva en lui demandant de se dépêcher. Nicholson lui commanda ensuite de prélever le seul rein qu’il restait avant de décider de dépouiller radicalement le reste du corps. Chaque partie récupérable fut récupérée et si Shelter agissait par pur mécanisme, une amertume particulière l’avait envahie, faisant de cet événement le pire qu’elle aie connu entre les murs de la clinique.

Elle n’avait pas compris comment et pourquoi ils s’étaient retrouvés là. Autant le patient, Valery, qu’elle. Une multitude de questionnements l’avaient assaillis sans qu’on ne veuille jamais y répondre. On l’avait mise au cœur d’une situation qu’elle n’avait pas voulue et le sentiment d’avoir été contrainte la rongeait doucement, créant un fossé béant entre Nicholson et elle.


L’événement avait eu l’air de ne choquer qu’elle et si le chirurgien agissait comme si rien de tout cela ne s’était passé, Joyce n’en fit pas tant, usant de son silence inhabituel pour ébranler volontairement la patience de son supérieur. Elle évitait stratégiquement de prendre les mêmes couloirs que lui, ne lui adressait la parole que par nécessité et le comportement de la blonde finit par excéder Valery qui la relégua à d’autres confrères, le temps, sans doute, qu’elle se remette en question quand elle était convaincue que ce n’était pas à elle de faire cet effort.

Puis le temps passa, les mots de Marlene avec lui. Anesthésiste et oreille attentive de Joyce, cette femme d’une douceur inouïe savait, comprenait et tentait de remettre de l’ordre dans les idées de l’étudiante. « Parfois, il faut savoir fermer les yeux, Joyce. » Qu’elle avait intimé, là, juste au-dessus de la photocopieuse, avant de lui asséner un demi-sourire et de tourner les talons, laissant la blonde avec son tourment personnel.

Il fallut plusieurs mois avant qu’on ne revoie la machine bien huilée qu’étaient Valery et Joyce au sein d’un bloc opératoire. Durant cette période, beaucoup d'eau avait coulé sous les ponts, emportant avec elle la rancœur que la blonde éprouvait envers le chirurgien. Bien qu'elle ne lui eût pas complètement pardonné et qu'elle fasse occasionnellement allusion à la sensation désagréable provoquée par ladite intervention, renoncer n'avait jamais été une option pour elle. Nicholson demeurait un chirurgien exceptionnel, dont elle avait encore beaucoup à apprendre.